La pratique du chemsex — la consommation de substances psychoactives dans un cadre sexuel — s’est imposée ces dernières années comme une réalité complexe, lourde de conséquences pour la santé publique et la cohésion sociale. Ce phénomène dépasse le simple cadre des usages récréatifs : il traduit une crise profonde des rapports au corps, au désir, et à l’altérité, en même temps qu’il révèle des failles majeures dans l’organisation des politiques sanitaires.
1. Une pratique en pleine expansion aux conséquences cliniques majeures
Les enquêtes qualitatives et les observations des professionnels de santé témoignent d’une augmentation progressive et préoccupante de la pratique du chemsex, en particulier chez les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH). Cette population, historiquement au centre des stratégies de lutte contre le VIH, se trouve aujourd’hui confrontée à une nouvelle forme de vulnérabilité.
L’utilisation combinée de substances telles que les cathinones synthétiques, la méthamphétamine, le GHB/GBL, et les poppers, vise à intensifier les sensations et à prolonger l’endurance sexuelle. Or ces substances, souvent consommées en polyusage, entraînent des risques sévères : troubles neuropsychiatriques (psychoses, dépressions, troubles anxieux), risques d’overdose, et effets délétères sur le système cardiovasculaire. En outre, les altérations des facultés cognitives et du jugement favorisent des comportements à risque — multipartenariat non protégé, usages partagés de matériel — augmentant la transmission des infections sexuellement transmissibles (IST), dont le VIH.
Ce constat est d’autant plus alarmant que la mortalité liée au chemsex est vraisemblablement sous-estimée, du fait du cloisonnement des données et du poids de la stigmatisation, qui conduisent à une invisibilisation des décès liés à ces pratiques.
2. Le chemsex, symptôme de fractures sociales, psychiques et identitaires
Au-delà d’un usage récréatif, le chemsex constitue une réponse à des enjeux sociaux et psychiques fondamentaux. Dans un contexte où l’individu est souvent confronté à l’isolement, à la marginalisation, voire à la discrimination, ces pratiques s’inscrivent comme des tentatives pour affronter la solitude et la fragilité existentielle.
La médiatisation croissante des applications de rencontre a transformé les modes de rencontre et de socialisation, exacerbant à la fois la quête d’intensité relationnelle et la précarité des liens affectifs. Le recours aux drogues dans ces contextes peut apparaître comme une modalité pour moduler l’angoisse, dépasser les barrières émotionnelles, et répondre à une double injonction paradoxale : celle d’une visibilité performative dans un espace numérique normatif, et celle d’une dissimulation de sa vulnérabilité dans un contexte social souvent hostile.
Ainsi, le chemsex est aussi un révélateur des tensions entre inclusion et exclusion, reconnaissance et stigmatisation, désir et contrôle social.
3. Une réponse institutionnelle fragmentée et inadéquate
Le paysage des soins et de la prévention face au chemsex illustre les limites des dispositifs actuels. La segmentation entre addictologie, santé sexuelle, et psychiatrie ne permet pas d’appréhender la complexité des situations rencontrées. Cette fragmentation institutionnelle nuit à la continuité des soins, à la qualité de l’accompagnement, et la mise en place de stratégies réellement adaptées.
Par ailleurs, les professionnels de santé se heurtent à un déficit de formation spécifique sur ce phénomène. L’absence de structures spécialisées renforce le sentiment d’abandon des personnes concernées, qui rencontrent souvent des réponses inadéquates, voire stigmatisantes.
Cette situation est aggravée par une stigmatisation persistante — sociale et parfois institutionnelle — qui limite l’accès aux soins et freine l’expression des besoins réels.
4. Vers une approche intégrée : une nécessité impérieuse
Face à cette urgence, la construction d’une stratégie globale et intégrée apparaît indispensable. Cette stratégie doit s’appuyer sur une coordination étroite entre les secteurs de la santé mentale, de l’addictologie et de la santé sexuelle, pour offrir un accompagnement holistique. Elle nécessite un investissement accru dans la formation des professionnels, la création de centres spécialisés et le renforcement des actions communautaires, qui jouent un rôle central dans la confiance et la médiation.
La prévention doit dépasser les approches classiques centrées sur le seul VIH ou les seules conduites addictives, en prenant en compte la complexité des dynamiques relationnelles, psychiques et sociales à l’œuvre.
Enfin, la communication publique doit se défaire de toute stigmatisation, pour promouvoir un discours inclusif et factuel, qui favorise la reconnaissance des difficultés et encourage la demande d’aide.