Léna, les paillettes et la charia : autopsie d’un emballement grotesque

Quand une figure de Renaissance brandit un rapport gouvernemental controversé pour accuser une influenceuse de faire le lit de l’islamisme, il ne s’agit plus d’alerter mais de délirer. 

Léna Mahfouf, plus connue sous le nom de Léna Situations, aurait donc été prise la main dans le sac du frérisme soft — c’est du moins ce qu’affirme Deborah Abisror-De Lieme, cadre du parti présidentiel, dans un tweet sur sur X (anciennement Twitter) où elle commente deux photos de l’influenceuse. L’une la montre en robe fendue, épaules dégagées. L’autre, vêtue d’une tenue longue et d’un couvre-chef. Deux looks, deux lectures, et le verdict de la Cristina Córdula de la rue du Rocher : « L’entrisme passe d’abord par les codes vestimentaires… »

Voici donc l’ennemi intérieur du jour : une influenceuse de 26 ans, invitée au Met Gala, ambassadrice Dior, autrice d’un livre sur le développement personnel, musulmane et populaire. Un danger à paillettes. Cette dénonciation arrive dans la foulée d’un rapport sur les Frères musulmans, mis en scène par le gouvernement comme un avertissement solennel à la nation.

Ce rapport, rédigé par un ambassadeur à la retraite et un préfet, commandé en 2024 par Gérald Darmanin et repris en main par Bruno Retailleau dès sa nomination au ministère de l’Intérieur, recense 139 mosquées affiliées à l’association Musulmans de France (5 % des lieux de culte musulmans), et 280 associations présumées proches de la confrérie. (source) Ces chiffres sont même en baisse par rapport à il y a dix ans, selon Bernard Godard, ancien « Monsieur Islam » du ministère. Mais peu importe : l’essentiel n’est pas ce que ce rapport contient — une synthèse, sans fait nouveau — mais l’effet de sidération qu’il entend produire.

C’est Bruno Retailleau lui-même qui l’a reconnu : l’enjeu est de « provoquer un choc ». (source) Ce n’est donc pas un travail d’analyse, encore moins une cartographie sérieuse du terrain, mais une opération de communication.

Et Deborah Abisror-De Lieme, dans cette scène, endosse un rôle : celui de la vigie républicaine, flairant les signaux faibles dans les storiesInstagram. Son propos illustre le glissement sémantique orchestré par l’exécutif : après le communautarisme, puis le séparatisme, voici venu le temps de l’« entrisme ». Le mot est flou, suggestif, insaisissable. Il permet d’accuser sans prouver, désigner sans nommer, dénoncer sans assumer.

Accuser Léna Mahfouf d’entrer masquée dans les institutions républicaines ? Elle n’y est pas entrée : elle a été invitée, reconnue, célébrée. C’est l’État lui-même, ou plutôt ses institutions culturelles et médiatiques, qui l’ont conviée. Ce que Deborah Abisror-De Lieme veut aujourd’hui faire passer pour une manœuvre souterraine est en réalité une ascension publique et transparente, celle d’une jeune femme issue des classes populaires, visible, musulmane, talentueuse — et sans doute trop visible, trop populaire, trop elle-même pour ne pas déranger.

Ce qu’Abisror-De Lieme ne dit pas, mais que son commentaire sous-entend avec une clarté glaçante, c’est qu’une jeune femme d’origine maghrébine et de confession musulmane, à succès est, par défaut, suspecte. Que son adhésion apparente aux codes de la réussite occidentale n’est que façade. Qu’elle sourit, mais qu’elle infiltre la société pour détourner les jeunes filles fragiles à coup de tutos beautés. Que sous ses paillettes, elle tisse et complote l’effondrement de la République.

Il faut dire les choses : cette suspicion généralisée, c’est du racisme. Pas un dérapage. Une stratégie. Une rhétorique d’État, désormais bien huilée. On désigne un ennemi intérieur. On alerte sur ses modes d’action — insidieux, invisibles, imperceptibles. On l’associe à des figures respectables ou populaires. Et on crée ainsi un climat de méfiance généralisée, sans jamais avoir à prouver quoi que ce soit.

Léna Mahfouf est devenue un symbole. Mais pas celui qu’on croit. Elle n’incarne pas l’« entrisme » islamiste : elle incarne ce qu’il en coûte d’être visible et musulmane dans une République qui soupçonne désormais toute altérité d’être une stratégie.

Ce qu’incarne Deborah Abisror-de Lieme, dans ce moment d’hystérie politique, c’est le choix, délibéré, d’alimenter une mécanique du soupçon, même — ou surtout — quand elle vise des innocents.

Ce n’est pas une tribune politique. C’est un geste accusatoire. Et c’est une erreur grave.

Toutes les sources mentionnées :

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