La fermeture d’un institut islamique à Colombes, en raison notamment d’affiches sans visage, met en lumière une question sensible : comment distinguer un signe religieux traditionnel d’un marqueur idéologique extrême et éviter de stigmatiser l’ensemble des croyants ?
1. Colombes : quand une esthétique devient une preuve
Le 13 mai 2025, la préfecture des Hauts-de-Seine a ordonné la fermeture administrative de l’Institut Lissen, situé à Colombes, soupçonné de « dérives islamistes ». L’établissement, officiellement dédié à l’enseignement des langues, est accusé de dissimuler une école coranique qui diffuserait une lecture rigoriste de l’islam. Ce sont notamment des affiches éducatives sans visage représentant des personnages stylisés qui ont été interprétées comme des indices d’un endoctrinement latent.
On apprend que ce seul élément iconographique a été jugé suffisamment inquiétant pour justifier une fermeture, en l’absence de prêches extrémistes ou d’enseignements explicitement violents. Cette décision interroge : l’usage d’illustrations sans visage peut-il raisonnablement être interprété comme un signal d’extrémisme ?
2. Une pratique largement répandue dans l’histoire et les écoles de l’islam
Contrairement à ce que cette décision pourrait laisser penser, l’absence de visage dans l’illustration n’est pas un fait nouveau ni marginaldans le monde musulman. Elle découle d’une tradition théologique ancienne issue de l’interprétation de certains hadiths, qui recommandent d’éviter la représentation des êtres vivants dans une optique de lutte contre l’idolâtrie. Le Coran lui-même ne contient aucune interdiction explicite à ce sujet.
Les quatre grandes écoles juridiques sunnites (hanafite, malikite, shafi’ite, hanbalite) adoptent des positions nuancées sur la question :
- L’école hanbalite, influente en Arabie saoudite, est la plus stricte, interdisant presque toute représentation humaine.
- L’école hanafite, majoritaire dans l’espace turco-iranien et en Asie centrale, tolère certaines formes de représentation stylisée.
- Les écoles malikite (Afrique du Nord) et shafi’ite (Égypte, Asie du Sud-Est) oscillent entre prudence et tolérance selon les contextes.
La Bibliothèque nationale de France (BNF) rappelle que, dès le Moyen Âge, les artistes musulmans ont contourné cet interdit en effaçant les visages ou en les dissimulant sous un voile de lumière dans les manuscrits.
Aujourd’hui, cette prudence iconographique se perpétue dans les supports éducatifs musulmans, notamment à destination des enfants : livres, vidéos, ou dessins animés montrent souvent des personnages sans visage, dans un souci de conformité religieuse. C’est par exemple le cas dans certaines ressources pédagogiques validées par le site IslamQA, qui autorise les représentations 3D d’êtres humains à condition qu’elles n’incluent pas les traits du visage.
Il ne s’agit donc ni d’un signe d’extrémisme, ni d’un indicateur de radicalisation, mais bien d’un usage courant chez les croyants musulmans, sans visée politique ni djihadiste.
3. De la suspicion à la stigmatisation : que faire ?
La confusion entre orthopraxie et idéologie djihadiste est un écueil récurrent dans les politiques racistes. Or, comme le rappelle le Conseil d’État, le respect strict d’un corpus religieux n’est pas en soi une menace pour l’ordre public, tant qu’il ne se traduit pas par des actes contraires à la loi.
Assimiler une pratique commune à un acte de radicalisation, c’est risquer de nourrir un climat de méfiance généralisée, voire de suspicion permanente envers les musulmans, sans aucun lien avec le terrorisme.
Face à ce constat, quelques idées :
- Former les agents publics à la diversité des pratiques islamiques, y compris les plus rigoristes.
- Fonder les décisions administratives sur des faits avérés, pas sur des interprétations.
Juger les actes plutôt que les apparences, c’est rester fidèle à l’esprit de la loi comme à l’exigence démocratique.