Ce que l’intelligence artificielle fait (déjà) au monde du travail

Alors que l’intelligence artificielle (IA) est partout brandie comme le grand récit technologique du siècle, il est frappant de constater combien les débats qui l’entourent demeurent souvent déconnectés des réalités sociales. Présentée comme une avancée majeure, susceptible de « libérer du travail » ou de « réinventer l’éducation », l’IA s’inscrit pourtant dans une trajectoire historique bien connue : celle de l’automatisation au service de la productivité, au détriment des corps, des droits, et du commun.

Il ne s’agit pas ici de céder à un technopessimisme de principe. Mais de rappeler qu’aucune technologie n’est neutre. Toute innovation reflète des choix politiques, des rapports de force, une vision implicite du monde. Et à ce titre, l’IA, loin de faire exception, apparaît déjà comme un puissant vecteur de précarisation, d’invisibilisation et de concentration des pouvoirs.

L’IA repose sur un travail humain invisibilisé

Commençons par ce que l’on ne voit pas. Chaque algorithme, chaque outil dit « intelligent », s’appuie sur des données massives, qui ont dû être étiquetées, nettoyées, triées. Ce travail, appelé data labeling, est réalisé à la main, par des centaines de milliers de micro-travailleurs, souvent dans les pays du Sud. Au Kenya, en Inde, au Pakistan, ils passent leurs journées à identifier des objets sur des images, à catégoriser des phrases, à modérer des contenus violents ou pornographiques. Leur rémunération, parfois inférieure à deux dollars de l’heure, permet aux grandes entreprises du numérique de prétendre à une automatisation qu’elles n’assument qu’en façade (Source : Time).

Ce ne sont pas des cas isolés. La promesse d’un monde gouverné par des machines intelligentes repose, en réalité, sur un prolétariat globalisé, exploité, atomisé, et interchangeable. Cette dimension sociale et géopolitique de l’IA est systématiquement tue par les discours d’innovation. Elle constitue pourtant l’un de ses fondements.

L’IA comme outil d’automatisation punitive

En aval de la chaîne de production algorithmique, l’IA s’installe progressivement dans les relations de travail en France et en Europe, non comme un auxiliaire au service de l’humain, mais comme un mécanisme de surveillance, d’évaluation ou de remplacement. Dans les entrepôts, les plateformes de livraison ou les centres d’appel, les algorithmes évaluent en temps réel les performances, attribuent les missions, hiérarchisent les urgences, notent les comportements (Source : OCDE).

Ces dispositifs renforcent une gestion managériale fondée sur la méfiance, la normalisation et la pression constante. Le salarié devient une variable d’ajustement dans un environnement piloté par les données. La subjectivité, la fatigue, les besoins relationnels sont gommés au nom d’une efficacité froide et non négociable.

Cette automatisation n’est pas seulement technologique. Elle est politique. Elle introduit un pouvoir sans visage, sans discussion, sans recours. Et elle rend d’autant plus difficile l’exercice des droits sociaux les plus élémentaires.

Une technologie qui creuse les inégalités

Il est frappant de constater que les populations qui bénéficient le plus des outils d’IA (cadres, entrepreneurs, professions intellectuelles) sont aussi celles qui ont le plus de marge de manœuvre pour en contrôler les effets. À l’inverse, les classes populaires, les allocataires des minima sociaux, les usagers des services publics sont les premières cibles d’une automatisation sans visage.

Dans certaines caisses d’allocations familiales, les dossiers sont désormais filtrés par des algorithmes dits « prédictifs ». Des erreurs entraînent des suspensions d’aides, sans que l’on sache sur quelle base les décisions ont été prises. La possibilité d’un recours humain devient une exception. Ce glissement vers une administration automatisée produit un sentiment de dépossession démocratique profond (Source : France info).

L’absence de régulation : un vide politique

Pendant que l’IA s’installe dans nos vies, dans nos métiers, dans nos institutions, les instances de contrôle et les formes de débat public semblent prises de court. L’Europe commence à légiférer (avec l’AI Act), mais les GAFAM gardent une longueur d’avance. Les États, loin de construire une alternative publique ou coopérative à ces systèmes, s’en remettent à des prestataires privés, souvent américains, pour équiper leurs services.

Les syndicats peinent à être associés aux décisions stratégiques. Les collectivités territoriales manquent de moyens. Les citoyens, eux, sont tenus à l’écart d’un chantier qui pourtant façonne leur avenir. Ce déséquilibre démocratique n’est pas accidentel. Il résulte d’une captation volontaire du pouvoir technologique par des acteurs privés qui entendent façonner la société selon leurs logiques.

Reprendre la main sur la technologie

Face à cette situation, des alternatives existent. Elles passent par la création d’instances de contrôle indépendantes, par la transparence des algorithmes utilisés dans les services publics, par l’introduction de clauses sociales dans les contrats technologiques. Mais surtout, elles supposent un changement de paradigme : considérer l’IA non comme un destin, mais comme un outil dont les finalités doivent être collectivement débattues.

La recherche publique, les coopératives numériques, les universités ont un rôle clé à jouer dans la réorientation des priorités. Il s’agit de remettre la technique au service du bien commun, plutôt que de la soumettre à des impératifs marchands.

Pour conclure

L’intelligence artificielle n’est pas l’ennemie. Ce qui l’est, en revanche, c’est son déploiement actuel, opaque, autoritaire, inégalitaire. Refuser ce modèle, c’est défendre une autre idée du progrès : une technologie au service de l’émancipation, non de la domination.

Article paru dans Seira.io

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