Sous couvert de lutter contre la “discrimination” envers les enfants, la haute commissaire Sarah El Haïry attaque les lieux “no kids”. Mais derrière cette posture morale, se dessine une tentative d’imposer une norme sociale unique : la famille comme horizon indépassable du lien. Une vision rigide, fondamentalement conservatrice.
1. Une mobilisation institutionnelle surjouée
Le 27 mai 2025, Sarah El Haïry, Haute-Commissaire à l’Enfance, a réuni au ministère plusieurs représentants du tourisme, des transports et de l’urbanisme pour discuter d’un phénomène présenté comme préoccupant : l’essor de lieux “no kids” – hôtels, restaurants, voire plages interdisant ou limitant l’accès aux enfants¹.
À l’issue de cette réunion, El Haïry a dénoncé une “exclusion inacceptable” et lancé un appel à mobilisation : « Il faut arrêter d’exclure les enfants », a-t-elle déclaré. Elle a annoncé vouloir instaurer une “contre-tendance pro-kids” et encourager la signature d’une charte “à hauteur d’enfants” par les professionnels du secteur.
Mais que désigne vraiment cette prétendue “tendance” ? À ce jour, aucune étude officielle ni donnée statistique ne permet de mesurer précisément l’ampleur des espaces “no kids” en France. Il s’agit souvent de choix marginaux, circonscrits à certains établissements touristiques ou lieux privés. Le phénomène fait débat davantage par sa symbolique que par son importance réelle dans l’offre commerciale et sociale.
Pourquoi alors cette agitation ? Pourquoi cette crispation politique autour de lieux de détente pour adultes ? Parce qu’il ne s’agit pas simplement d’enfants, mais de ce qu’ils symbolisent : un ordre social que le politique entend reconduire.
2. Une défense des enfants ou une injonction à la parentalité ?
Ce que Sarah El Haïry présente comme une défense de l’enfance relève en réalité d’un refus de tolérer des modes de vie minoritaires : ceux qui n’intègrent pas les enfants comme une évidence ou un horizon. Dans sa logique, ne pas vouloir d’enfants autour de soi devient une déviance morale.
Mais cette posture invisibilise une réalité sociale grandissante. Les trajectoires de vie se diversifient, et de plus en plus d’adultes, sans hostilité envers les enfants, aspirent à des moments de calme, d’intimité ou de solitude, en dehors des exigences de la parentalité.
Le modèle familial défendu ici – hétérosexuel, reproducteur, fusionnel – ne dit pas son nom, mais il structure l’intervention de l’État, sous couvert d’un discours inclusif. Il ne s’agit pas tant d’intégrer les enfants partout, que de rappeler à chacun sa place : aux enfants d’être omniprésents, aux adultes de rester des parents.
3. Quand l’inclusion devient norme conservatrice
Ce glissement n’est pas nouveau. En 2010 déjà, Élisabeth Badinter alertait sur le “maternalisme ambiant” dans Le Conflit, la femme et la mère2. Elle y analysait comment les femmes étaient poussées à renoncer à leurs libertés au nom d’un idéal maternel sacralisé. Dans le prolongement de cette critique, la sociologue Eva Illouz a montré comment certaines figures affectives – le couple, l’enfant, la famille – deviennent des vecteurs de contrôle social3.
À travers cette logique, l’inclusion proclamée se mue en injonction. Il ne s’agit plus d’accueillir les enfants, mais de rendre illégitime toute autre forme de sociabilité. Les lieux “no kids” sont perçus comme un affront à l’ordre affectif majoritaire. En les stigmatisant, on cherche moins à protéger les enfants qu’à discipliner les adultes.
4. Défendre la pluralité contre l’uniformisation morale
Que défend-on vraiment lorsqu’on veut interdire quelques espaces de silence, de calme, de retrait, de choix individuel ? Une société démocratique ne peut s’ériger sur une seule forme de lien ou une seule temporalité de vie. Elle doit tolérer qu’il existe des formes de vie sans enfants, sans maternité, sans famille nucléaire.
Comme l’ont montré Céline Bessière et Sibylle Gollac dans Le genre du capital, les institutions françaises continuent de valoriser financièrement et symboliquement le modèle familial classique4. C’est ce conservatisme structurel, souvent inconscient, que révèle la posture de Sarah El Haïry.
Refuser ce modèle, ce n’est pas rejeter les enfants. C’est au contraire vouloir les accueillir dans une société qui leur offre un vrai choix : celui de ne pas reproduire à l’identique ce qu’on leur impose aujourd’hui comme l’unique voie au bonheur.
📎 Références :
- Le Figaro, 27 mai 2025 : « Il faut arrêter d’exclure les enfants : contre la tendance “no kids”, Sarah El Haïry appelle à la mobilisation ».
https://www.lefigaro.fr/conjoncture/il-faut-arreter-d-exclure-les-enfants-contre-la-tendance-no-kids-sarah-el-hairy-appelle-a-la-mobilisation-20250527 - Élisabeth Badinter, Le Conflit, la femme et la mère, Flammarion, 2010.
- Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal, Seuil, 2012.
- Céline Bessière & Sibylle Gollac, Le genre du capital, La Découverte, 2020.
Tribune parue dans le Nouvel Obs