Le 23 janvier 2025, François Bayrou prononce sur France Inter une phrase qui ne passe pas inaperçue :
« Nous sommes en train de nous approcher, dans une partie de l’opinion française, d’un sentiment de submersion. »
Le mot submersion, utilisé pour qualifier la perception de l’immigration par une partie de la population, suscite immédiatement des réactions. À gauche, plusieurs responsables politiques dénoncent une rhétorique dangereuse. Alexis Corbière parle d’un vocabulaire “emprunté à l’extrême droite” ; Olivier Faure annule en réponse sa participation à une réunion budgétaire avec le Premier ministre, l’accusant de « banaliser les mots du Rassemblement national » (TF1 Info, 24 janvier 2025).
Si le mot provoque un tel remous, ce n’est pas seulement en raison de son contexte. C’est parce qu’il porte en lui une histoire. Submersion n’est pas une simple description. C’est une image, un imaginaire, une crainte formulée en terme de catastrophe naturelle : l’idée que l’immigration serait une montée des eaux menaçant d’engloutir un territoire, une identité, une culture. Son usage dans le débat politique ne relève pas de la neutralité descriptive : il convoque, consciemment ou non, des peursanciennes, et s’inscrit dans un lexique depuis longtemps instrumentalisé par les courants xénophobes.
Le poison lent des images
Employer le mot submersion dans un contexte migratoire, c’est convoquer une image puissante : celle d’une montée inexorable des eaux, incontrôlable, menaçante. L’imaginaire qu’il active est celui d’un débordement, d’une noyade collective, d’un territoire qui perd pied face à une masse indistincte. Il n’est pas anodin que ce champ lexical soit systématiquement associé à l’immigration, et jamais — ou presque — à d’autres phénomènes sociaux ou économiques, pourtant plus chiffrables ou plus massifs.
Ce glissement du langage vers l’image n’est pas nouveau. Il s’agit d’une stratégie discursive bien documentée, consistant à déshumaniser un phénomène en l’assimilant à une force naturelle aveugle. Le sociologue Didier Fassin parle, dans ce contexte, d’une “naturalisation de l’hostilité” : la politique migratoire se voit justifiée non par des choix, mais par des nécessités prétendument objectives, comme on lutterait contre une crueou un raz-de-marée.
Ces métaphores hydrauliques — marée, flux, vague, tsunami, déferlement — ont été massivement utilisées depuis les années 1980 pour désigner l’arrivée de populations étrangères en Europe. Dans un article fondateur, la linguiste Ruth Wodak a montré comment elles forment une grammaire de la peur, en créant l’illusion d’un danger vital. Le migrant devient alors un phénomène à contenir, à canaliser, à repousser — non un être humain doté d’histoire, de droits, de visage.
L’efficacité de ces images repose sur leur insidiusité : elles n’ont pas besoin d’être hurlées pour marquer les esprits. Elles agissent lentement, en silence, comme un poison sémantique. On croit décrire un fait, on façonne en réalité un ennemi.
D’où vient ce mot ?
Le mot submersion appliqué à l’immigration n’est pas récent. Il s’inscrit dans une généalogie politique bien établie, où l’imaginaire de l’invasion sert à nourrir la peur, puis à justifier des politiques de rejet. En France, l’un des premiers usages notables de cette rhétorique remonte aux années 1980, avec Jean-Marie Le Pen qui dénonçait une « submersion migratoire » menaçant l’identité française. Ce lexique était alors clairement identifié comme celui de l’extrême-droite.
Dans une tribune publiée en 1984 dans Le Monde, Le Pen parlait explicitement d’un « remplacement de population » en cours, qu’il qualifiait de submersion. Ce langage, longtemps tenu à distance par les partis traditionnels, a progressivement contaminé les discours de droite, puis certaines franges du centre. À partir des années 2000, la notion de submersion migratoire s’installe dans les discours médiatiques et politiques — d’abord comme une citation (pour mieux s’en démarquer), puis comme un topos, une évidence langagière.
Le glissement est accentué par la thèse du grand remplacement, formulée en 2011 par Renaud Camus, qui reprend cette logique catastrophiste : l’immigration ne serait pas un phénomène à gérer, mais un plan de substitution ethnique à l’échelle européenne. Si cette théorie reste marginale dans le champ académique, elle alimente fortement les imaginaires de l’extrême-droite, jusqu’à irriguer les discours d’Éric Zemmour lors de la présidentielle de 2022, et ceux du Rassemblement national.
Ce qui était autrefois un vocabulaire polémique assumé devient ainsi un langage glissant, adopté par des figures plus modérées. Quand François Bayrou parle en 2025 de “sentiment de submersion”, il ne reprend pas textuellement les thèses complotistes du grand remplacement ; mais il active les mêmes ressorts : une masse étrangère, une menace existentielle, un peuple français présenté comme débordé.
Cette porosité n’est pas un hasard. Elle correspond à ce que les politologues appellent la droitisation du discours public, phénomène analysé par Gilles Ivaldi, chercheur au CEVIPOF, qui observe depuis les années 2010 une « normalisation du lexique de l’extrême-droite dans les partis de gouvernement » (Ivaldi, Revue française de science politique, 2018). Le mot submersion, aujourd’hui, est moins une description qu’un signal. Il indique l’endroit où la parole politique bascule.
Ce que ce mot efface
Le mot submersion ne se contente pas de peindre une menace abstraite. Il efface les singularités, les histoires, les visages derrière ce qu’il désigne. Réduire les migrations à une vague ou un déferlement, c’est transformer des êtres humains en masse indistincte — une abstraction anonyme, une tragédie collective niée.
Cette déshumanisation est au cœur du drame. Comme le souligne la philosophe Michelle Zancarini-Fournel, ce langage produit une disparition sociale des migrants, qui cessent d’exister comme sujets de droit et deviennent une menace à neutraliser. Derrière la statistique, le récit humain s’efface, remplacé par la peur sourde et la suspicion.
Chaque corps perdu en mer, chaque vie brisée dans l’exil, chaque espoir écrasé disparaît dans l’oubli imposé par ce mot. En 2023, plus de 1 200 migrants ont péri noyés en Méditerranée (MSF, Rapport 2023). Ces morts, silencieuses et invisibles, s’effacent sous le poids d’une rhétorique mortifère.
Le mot submersion ne désigne pas seulement un danger, il cache une tragédie : celle d’une société qui choisit de renier sa part d’humanité.