Pendant des décennies, l’univers professionnel s’est voulu imperméable aux émotions. Dans la lignée du taylorisme, l’entreprise était pensée comme une machine rationnelle où les affects n’avaient pas leur place. L’ouvrier, puis l’employé, devait « laisser ses émotions au vestiaire » en entrant dans l’usine, puis dans l’open space.
Ce paradigme s’ancre dans une culture de la maîtrise de soi et de la performance, où les émotions sont vues comme des failles, des faiblesses, voire des menaces à la productivité. Ce refoulement émotionnel n’est pas sans coût. Comme l’a montré Arlie Hochschild dès 1983 (The Managed Heart), cette injonction produit une forme de dissonance émotionnelle : on exige du salarié qu’il affiche une émotion prescrite (sourire, calme, enthousiasme), souvent en contradiction avec son sentiment réel. À long terme, cela provoque stress, épuisement et perte de sens.
Ainsi, les émotions ne disparaissent pas du travail – elles y sont masquées, standardisées, instrumentalisées dans le cadre d’un contrôle subtil mais tout aussi violent.
Les émotions comme moteur : un retournement ambigu
À partir des années 2000, un changement de ton s’amorce dans le discours managérial. L’émotion devient une ressource à exploiter. Le langage de l’« intelligence émotionnelle » (Daniel Goleman, 1995), du leadership empathique, de la vulnérabilité authentique s’impose progressivement dans les entreprises. L’émotion est réhabilitée… au service d’une efficacité accrue.
Il ne s’agit pas de laisser libre cours à l’expression émotionnelle, mais d’apprendre à gérer ses émotions pour mieux motiver, mieux collaborer, mieux vendre, mieux innover. Cette nouvelle norme émotionnelle s’appuie sur les neurosciences (Antonio Damasio) pour légitimer un pilotage stratégique des affects. Elle s’incarne dans des formations à l’assertivité, des pratiques de « bienveillance productive », des outils de mesure du climat émotionnel.
Sous cette valorisation, se cache une nouvelle forme de contrainte : l’émotion est mobilisée comme capital psychique. Il ne suffit plus de bien faire son travail ; il faut désormais le faire avec enthousiasme, passion, alignement émotionnel. Le salarié devient responsable de son propre climat intérieur, sommé de positiver, d’optimiser ses sentiments, de transformer son stress en « opportunité ».
Nos émotions ne sont pas à vendre
Ni parasites, ni moteurs, nos émotions ne sont pas là pour servir les intérêts de l’organisation. Elles n’ont pas vocation à être pilotées, canalisées ou mises au service de la performance.
L’idéologie du « care managérial » – bienveillance, écoute, authenticité – masque un renforcement du contrôle : l’entreprise pénètre désormais l’espace intime. Ce que le capitalisme industriel réprimait, le capitalisme émotionnel le récupère. On ne nie plus les émotions, on les transforme en indicateurs de performance.
Comme le souligne la sociologue Eva Illouz (Les émotions capitalistes, 2019), cette captation de l’intime n’est pas une libération, mais une extension du pouvoir sur les subjectivités. Loin de pacifier les relations de travail, cette psychologisation des rapports professionnels peut intensifier la pression : celui qui échoue à gérer ses émotions est désormais suspect, inadapté, non aligné.
Laisser les émotions en dehors de tout cadre d’évaluation, c’est refuser leur instrumentalisation. C’est défendre une éthique du respect de l’humain, irréductible à ses fonctions, ses livrables, ou ses soft skills.