I. Témoigner, un geste politique
Témoigner de sa précarité n’est pas un geste neutre. Encore moins lorsqu’on le fait à visage découvert, dans un média national, en assumant ses erreurs, ses choix, ses contradictions. Je l’ai fait, non pour attirer l’attention sur ma personne, mais pour inscrire une expérience intime dans un récit plus large : celui de l’érosion des protections collectives, de l’isolement des travailleurs indépendants, de la violence des dispositifs sociaux et financiers contemporains.
Mais ce que j’ai reçu, en retour, m’a surpris par son intensité. Non pas l’indifférence. Mieux (ou pire) : une avalanche de jugements, de colères, de prescriptions et d’injonctions. Comme si le simple fait de décrire ma chute, mes tentatives de rebond, mes errements parfois, suffisait à déclencher une forme d’hystérie morale. Ce n’est pas tant la pauvreté qui dérange, ai-je compris. C’est qu’elle conserve encore une forme de dignité, qu’elle n’est pas réduite au silence, qu’elle ose parler sans demander la permission.
II. Le coach sportif ou la pauvreté indigne
La question du coach sportif est devenue, à cet égard, emblématique. Que n’ai-je écrit là ! Un homme précaire, endetté, aurait donc le toupet de payer un ami pour l’entraîner physiquement ? Il ne serait donc pas entièrement plié par la survie, par l’abnégation, par la disparition de toute joie ? Il dépenserait encore pour sa santé mentale ? À lire certains commentaires, le scandale n’est pas la pauvreté, mais qu’elle puisse encore être accompagnée d’une tentative de ne pas sombrer.
Ce qui se cristallise ici, c’est la figure du « pauvre acceptable ». Un pauvre silencieux, ascétique, effacé, reconnaissant, presque monacal. Un pauvre dont la vertu principale serait de ne rien coûter, de ne rien revendiquer, de s’effacer. Le pauvre désirable est un pauvre déjà mort socialement.
Je ne veux pas de cette image. Je ne m’y reconnais pas. Et je ne crois pas qu’elle aide qui que ce soit à mieux comprendre ce que signifie, aujourd’hui, sombrer dans la précarité.
III. « Pleurnicher » : quand la plainte devient illégitime
L’autre grande accusation est celle de « victimisation ». Il paraît que je « pleurniche ». Que je me « déresponsabilise ». Que je refuse de « me prendre en main ». Je laisse à chacun le soin de relire mon témoignage. On y trouvera sans doute des erreurs de gestion, des illusions, des choix mal calibrés. Mais aussi des efforts, des recours, des ajustements, des renoncements. Une méthode, peut-être maladroite, mais réelle, de faire face. Et une chose certaine : je ne me suis jamais dérobé. J’ai signé, j’ai reconnu, j’ai tenté. Mais faut-il donc être infaillible pour mériter l’écoute ?
IV. Le droit de tomber sans être déshonoré
La vraie question est là : à qui accorde-t-on encore le droit de tomber sans perdre sa dignité ? Dans une société où les classes moyennes inférieures sont de plus en plus fragiles, où l’autoentrepreneuriat sert de cache-misère à la dérégulation, où les protections sociales se font conditionnelles, tatillonnes, et parfois punitives, il est urgent de reposer cette question : que fait-on de celles et ceux qui tombent, non pas parce qu’ils auraient triché, mais parce qu’ils ont cru que le travail suffisait à vivre ?
V. Dire, pour défaire le mépris
Je ne demande pas de compassion. Je demande de la lucidité. Car il y a une immense hypocrisie à blâmer les individus qui flanchent, alors même que tout est fait pour que chacun chute seul. Ce ne sont pas mes dépenses qui sont obscènes. C’est le mépris avec lequel on prétend les juger.Et si j’ai témoigné, ce n’est pas pour pleurer. C’est pour dire que la chute peut être dite. Et que la parole, même blessée, est encore une forme de dignité.