I. La scène : une plaisanterie sur le marché
C’est le jour du marché, un matin simple et ensoleillé.
J’arrive toujours au moment où les stands sont déjà montés, et j’observe, café à la main, les commerçants s’installer, la place gagner lentement en densité.
Ce matin-là, quelques marchands étaient assis à la même terrasse que moi, à la table voisine. Cela me laissait tout loisir d’entendre leurs conversations et d’assister à leurs plaisanteries.
Un homme est assis, son collègue debout non loin. Il l’interpelle, souriant :
— « T’as entendu ce que ta femme dit ? Que t’es à moitié pédé. Attends, on va lui redemander quand elle revient. »
Rires de connivence. Le ton est léger, presque affectueux. L’autre répond :
— « Il n’empêche que… on t’a vu danser. »
Et il mime une danse particulièrement efféminée : poignets souples, épaules ondulantes, gestes aguicheurs.
Quelques minutes plus tôt, le premier homme avait en effet traversé la place au volant de son camion, musique à fond, dansant ostensiblement.
Il acquiesce :
— « Oui, j’aime bien danser. »
Et la réplique tombe, comme une évidence :
— « D’accord, mais là, c’était quand même une danse de tantouze. »
Nouveaux rires. Le jeu est lancé.
II. Le piège de la connivence
Ce n’est pas la violence de la scène qui m’a frappé. C’est son apparente douceur. Son évidente banalité. Je me suis surpris, un instant, à sourire. Pris dans l’ambiance. Pris dans le piège. Aucun des hommes présents n’avait l’air malveillant. Aucun ne semblait animé d’une haine particulière. Ils riaient ensemble. Tout cela semblait presque tendre, comme une vieille blague de cour de récréation, recyclée à l’âge adulte.
Et pourtant. Quelque chose en moi s’est déplacé.
Car dans cette connivence, dans ce rire sans conséquence apparente, dans cette répartition des rôles — celui qui danse, celui qui raille, ceux qui rient — il y avait tout. Tout ce que tant de vies ont dû porter en silence. Tout ce que ce mot, « tantouze », vient recouvrir : le soupçon, le rejet et l’humiliation. Ce mot que l’on utilise pour rabaisser sans haïr, pour exclure sans frapper, pour classer sans juger — mais qui laisse des traces de même nature que les coups.
III. Concept contre corps
J’ai compris ce qui me troublait : dans leur monde, tantouze est un concept. Un code social, une blague d’initiés, un outil de classement viril.
Dans le mien, c’est un corps. Un corps qui a grandi dans le doute. Un corps qui a appris à surveiller ses gestes. Un corps qui a entendu ce mot trop souvent, et rarement dans un sourire.
Ce que je reproche à ces hommes — et à tous ceux qui, comme eux, s’autorisent à jouer avec les insultes — ce n’est pas une haine consciente. C’est leur indifférence aux vies que leurs mots convoquent. Leur facilité à oublier que derrière les mots se tiennent des visages, des enfances, des exils intimes. Des existences souvent abîmées par ce genre d’ »humour », qui n’en est pas un pour celles et ceux qu’il désigne.
IV. Une adresse : ce que vos mots font
Alors, mesdames, messieurs, la prochaine fois que vous aurez envie de vous lancer dans ce genre de plaisanterie, souvenez-vous :
tantouze n’est pas un concept.
Ce sont des enfants qu’on a regardés de travers.
Ce sont des adolescents qu’on a fait taire.
Ce sont des adultes qui ont dû fuir, mentir, se reconstruire.
Ce sont des corps, et des histoires.
Et ces corps-là entendent encore ce que vous croyez dire pour rire.